Et le pacte se brisa... : Extrait

Vers 23 heures, Paul arriva enfin.
- Ma chérie, fallait pas m’attendre ! s’exclama-t-il en voyant sa femme, en chemise de nuit, sur le canapé.
- Je n’ai pas sommeil, Paul.
- Quelle journée ! dit-il en l’embrassant.
- Tu dois être épuisé, mon amour.
- A qui le dis-tu, je suis claqué. J’ai pas arrêté de la journée. Je devais absolument terminer les croquis du nouveau prototype de l’A 327. Jacques et moi travaillons sur ce projet depuis plus d’un an. Demain, nous devons le présenter aux membres du conseil d’administration.
- C’est le grand jour, si je comprends bien.
- Oui, ce sera certainement un grand jour pour toute notre équipe, à moins que le projet ne tombe à l’eau.
- Pourquoi tomberait-il à l’eau ? Vous avez passé énormément de temps dessus. Je suis certaine qu’il remportera un franc succès.
- J’espère que tu as raison, ma chérie. Jacques, mes collaborateurs et moi-même y avons mis tout notre savoir-faire et toute notre énergie.
- Je suis sûre que vous serez récompensés pour vos efforts.
- Croisons les doigts. J’ai une de ces faims !
- Je t’ai gardé du potage et une belle part de tarte aux pommes.
- Je sens que je vais me régaler…
- Tu vas pas me croire mais Marie m’a aidée à préparer le dîner, ce soir.
- C’est vrai ?
- Oui. Et je dois dire que j’ai passé une agréable soirée. Nous nous sommes amusées comme des gamines. Tu aurais vu l’état de la cuisine ! Il y avait de la farine partout.
- C’est formidable ! Toi qui te plaignais de ne plus partager de moments privilégiés avec notre fille.
- Ils sont si rares…
- Tiens, ça me fait penser que j’avais quelque chose à te dire. Marie est dans sa chambre ?
- Oui.
- Tu crois qu’elle nous entend ?
- Non, aucun risque. Sa porte est toujours fermée. Elle ne peut pas nous entendre.
- Tu te souviens certainement de Liliane, la sœur de Jacques.
- Oui, je m’en souviens, Paul.
- Jacques vient de m’apprendre qu’elle et son mari viennent d’adopter un petit garçon, il y a un mois de ça.
- C’est une bonne nouvelle. Elle qui ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle doit être folle de joie.
- Oui, Jacques m’a dit qu’elle était rayonnante de bonheur. Depuis le temps qu’ils attendaient… Bref, nous avons discuté de l’adoption. De fil en aiguille, il m’a parlé d’un couple qu’il n’avait pas revu depuis des années. Ils avaient eux aussi adopté, il y a seize ans, une petite fille. Tout allait bien, jusqu’au jour où leur fille s’est retrouvée, suite à un accident de la route, à l’hôpital. Elle perdait beaucoup de sang mais elle était consciente. Le médecin urgentiste demanda aux parents leur groupe sanguin et celui de leur fille. Le problème c’est que leur fille n’avait ni le groupe sanguin du père, ni celui de la mère. Or, elle ignorait qu’elle était une enfant adoptée. Ce fut un véritable choc pour elle. Elle en voulut tellement aux parents, de lui avoir caché la vérité, qu’une fois remise de son accident, elle prit la fuite avec son petit ami. Résultat : elle a abandonné le lycée et pire, elle refuse de leur adresser la parole.
- C’est terrible, les pauvres, quel gâchis !
- Oui, quel gâchis ! Tu vois où ça peut mener de cacher la vérité…
- Où veux-tu en venir ?
- Tu sais parfaitement où je veux en venir. Si ça ne dépendait que de moi, Marie connaîtrait depuis longtemps la vérité sur sa naissance. Jusqu’à présent, j’ai respecté le pacte mas j’ai mauvaise conscience. Ce n’est pas sain de continuer à lui mentir. Si un jour elle découvrait que nous ne sommes pas ses parents biologiques, elle risquerait de mal le prendre.
- Je t’interdis d’en parler ! hurla-t-elle.
- Catherine, voyons, si tu étais à sa place, et que tu constatais soudainement que tes parents ne sont pas tes vrais parents, comment réagirais-tu ?
- Pourquoi me poses-tu cette question ?
- Parce que je veux que tu prennes conscience que cacher la vérité peut s’avérer dramatique. Imagine qu’elle tombe gravement malade ou qu’elle ait un accident. Les médecins finiront par savoir qu’elle n’est pas notre fille biologique et Marie en sera informée. Quel choc ! Apprendre de cette manière qu’on est une enfant adoptée. Moi, à sa place je serais révolté et j’aurais du mal à pardonner.
- Oui, oui, c’est vrai… Mais il y a peu de chance qu’un tel scénario se produise. Et puis, je n’ai aucune envie de lui dire que je ne suis pas sa vraie mère. Je ne veux pas qu’elle me regarde différemment. Un pacte est un pacte ! Nous avons promis à sa mère de ne jamais lui dévoiler la vérité. Alors, n’en parlons plus. Le sujet est clos !
- Catherine…
- Stop, Paul ! Je te rappelle que tu étais d’accord. Nous avons scellé tous les trois un pacte. Personne n’est au courant de notre petit arrangement, alors restons-en là.
- Tu prends un risque, Catherine !
- Nous l’avons pris tous les trois il y a quinze ans, et jusqu’à présent nous n’avons eu aucun problème, il n’y a pas de raison pour que ça change.
- Si tu le dis…
Le dos appuyé contre le mur du couloir menant aux escaliers en colimaçon, Marie n’en revenait pas. Pendant un instant, elle s’était dit que tout ça n’était qu’un rêve ou plutôt un cauchemar, qu’elle allait se réveiller, que tout ce qui venait de se dire était le fruit de son imagination. Ce n’était pas réel. Non, elle était forcément en train de dormir. Elle devait se réveiller, oublier cette horrible discussion. Ce serait tellement mieux de ne jamais avoir entendu ces paroles. Hélas, elle ne dormait pas ! Elle s’était levée de son lit pour se rendre à la cuisine car elle avait eu une envie soudaine de se désaltérer. Mais lorsqu’elle ouvrit la porte de sa chambre, elle entendit, à cette heure tardive de la nuit, ses parents parler à vive voix dans le salon. Allez savoir pourquoi, au lieu de s’engager dans les escaliers, elle avait décidé d’écouter leur conversation. Mal lui en avait pris. Si elle avait su, jamais elle n’aurait écouté aux portes. Au début, il était question d’une fille qui venait d’apprendre qu’elle était adoptée. Puis, tout à coup, elle entendit ces terribles mots :
« Marie connaîtrait depuis longtemps la vérité sur sa naissance. »
Mais qu’est-ce qu’ils racontent ? De qui parlent-ils ? Marie… Est-ce moi ou une autre Marie ? Qu’entendent-ils par : « la vérité sur sa naissance » ? Et puis soudain, tout s’éclaircit, si on veut… Car les termes les plus appropriés seraient : tout s’assombrit, tout devient noir, je ne vois plus rien, je ne comprends plus rien, je ne suis plus rien… C’est bien de moi qu’il s’agit, moi Marie, mais qui est Marie ? Qui suis-je ? Je suis perdue, anéantie… Tous mes repères disparaissent, ma vie s’effondre, mon existence ne tient plus qu’à un fil. C’est le trou noir, le néant. Et je m’accroche désespérément à ce fil, de peur de tomber dans le vide et de disparaître à jamais.
« Elle n’est pas notre fille biologique, c’est une enfant adoptée. » Ces mots résonnent dans ma tête, tel le bruit assourdissant d’un clocher, qui sonne, sonne, à en rompre les tympans. Mon cerveau est prêt à exploser, mon cœur, lui s’est mis à saigner et mes poumons, eux, ont du mal à respirer. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je voudrais repartir dans ma chambre mais j’ai l’impression que mon corps ne répond plus.
Eh ! Bouge-toi de là ! File te cacher dans ta chambre avant qu’ils ne s’aperçoivent de ta présence. « Ils », mais qui sont « ils » ? Toutes ces années, « ils » se sont fait passer pour mes parents alors qu’ils ne le sont pas ! Moi qui les ai tant aimés, qui leur faisais confiance, qui les prenais pour les meilleurs parents au monde… Ils m’ont menti, trahie ! Ma vie n’a été que mensonge. Pourquoi ne m’ont-ils jamais dit la vérité ? Certes, apprendre que l’on est une enfant adoptée, ça ne vous laisse pas de marbre. Mais avec le temps, et des parents remarquables, on s’y fait car on sait qu’ils vous aiment de tout leur cœur et qu’ils ont toujours été honnêtes avec vous. Eux, ils m’aiment, du moins c’est ce qu’ils m’ont toujours dit. Mais peut-on faire confiance à des personnes qui vous ont menti toute votre vie ? Là, j’en doute. C’est vrai que je n’ai jamais manqué de rien. J’ai eu une vie plutôt agréable, je peux même dire que quelque part je suis un peu privilégiée. Mais merde !!! Ce n’est pas une raison pour leur pardonner ! Je ne suis pas Marie Desnoyers. Alors qui suis-je ? Je voudrais bien le savoir et je finirai par le savoir !
Ah ! Voilà que mes jambes et mes pieds m’obéissent. Je file aussitôt dans ma chambre, me blottir sous ma couette. J’ai froid, je tremble, que m’arrive-t-il ? Je me mets en position du fœtus, jambes pliées, genoux contre ma poitrine, bras et mains autour de mes jambes et tête penchée vers l’avant. Les tremblements s’arrêtent. Je me sens mieux. D’ailleurs, qui ne se sentirait pas bien dans cette position ? Elle nous renvoie à l’époque où nous étions dans le ventre de notre mère. Bien au chaud, protégée et nourrie par celle qui nous a donné la vie. Je souris en m’imaginant à l’intérieur de ce ventre rond. Puis soudain, je sens que je vais pleurer. Et je pleure, je pleure toutes les larmes de mon corps. Mon drap housse est tout mouillé. Ah ! Si je pouvais m’y noyer. Me laisser emporter par un océan de larmes… Mais que dis-je ? Pourquoi vouloir mourir ? Je n’ai aucune envie de disparaître de cette terre, j’y suis, j’y reste ! Pourquoi me faire du mal ? Mes soi-disant parents m’en ont assez fait. Je les déteste ! Oui, je les hais !
Marie passa une grande partie de la nuit entre pleurs et colère. Elle finit malgré tout par s’endormir. Au petit matin, le réveil sonna.
- 6 H 45, déjà ! J’ai l’impression d’avoir la tête dans le cul. Dire qu’il faut se lever pour aller au bahut,  fais chier… Allez, encore cinq minutes.
Finalement, Marie se leva un quart d’heure plus tard. Sa mère n’entendant aucun bruit provenant de la salle de bain, décida de se rendre dans sa chambre pour s’assurer que sa fille était bien réveillée.
- Marie, c’est maman ! Je peux rentrer ? demanda-t-elle après avoir toqué à la porte.
- Non ! lui répondit-on sèchement.
Surprise, Catherine enleva la main de la poignée et fit un pas en arrière. Puis, d’une voix autoritaire, elle rappela sa fille à l’ordre :
- Je te signale que tu as un bus à prendre. Dépêche-toi un peu !
- Ouais, ça va, j’arrive !
Catherine redescendit dans la cuisine où Paul l’attendait devant un bol de café.
- Eh bien, je ne sais pas ce qui lui arrive ce matin, mais j’ai l’impression qu’elle s’est levée du pied gauche.
- Pied gauche ou pied droit, elle a tout intérêt à activer le pas. A force d’être à la bourre tous les matins, j’ai bien peur qu’aujourd’hui, ce soit le jour de trop.
- De toute façon, il fallait bien que ça arrive…
Ne voyant toujours pas sa fille rejoindre la cuisine, Paul commença à perdre patience.
- Mais qu’est-ce que tu fabriques ? T’as vu l’heure ! s’écria-t-il, après s’être levé de table pour se rendre aux pieds des escaliers menant à l’étage.
-Vous permettez que je finisse de me brosser les cheveux ! Y en a marre à la fin ! lança-t-elle de l’intérieur de la salle de bain.
- Eh, jeune fille, parle-nous sur un autre ton, tu veux ?
- Et si je veux pas ? répondit-elle sur un ton provocateur.
- Non mais je rêve, ma parole ! Descends immédiatement !
Paul, furieux, retourna s’asseoir à table et attendit avec impatience que sa fille se décide à les rejoindre pour prendre son petit déjeuner.
Marie termina sa toilette, rentra récupérer son sac à dos dans sa chambre, puis descendit lentement les escaliers.
- Tu joues à quoi, Marie ? demanda Paul.
Elle ne lui répondit point.
- Tu as avalé ta langue ?
Marie s’assit à table mais n’adressa toujours pas la parole à ses parents.
- Tu pourrais dire bonjour, au moins.
- Bonjour, répondit-elle à contre-cœur.
- Je ne sais pas ce qui se passe mais je pensais trouver une fille souriante, après la soirée passée avec ta mère. Et voilà que je trouve une Marie que je n’ai guère l’habitude de voir. Mais que t’arrive-t-il ?
- J’ai pas envie d’en parler. Passe-moi mes tartines au beurre ! dit-elle en s’adressant à sa mère.
- Eh ! Mais tu te prends pour qui ? Tu n’as pas à donner d’ordre à ta mère. Tu lèves tes fesses et tu fais toi-même tes tartines !
- Ok, si tu veux jouer à ça, tu peux te les mettre où je pense, tes tartines ! rétorqua Marie en se levant précipitamment de table.
- Mais c’est quoi ce langage ?
- Je parle comme j’en ai envie. Si ça ne vous convient pas, il faudra faire avec !
- Maintenant ça suffit !
- J’ai pas de temps à perdre. Je me casse !
- Marie, reviens immédiatement !
- J’ai un bus à prendre, au cas où vous l’auriez oublié !
Et sans laisser le temps à Paul de réagir, Marie claqua la porte de l’appartement, dévala à toute vitesse les escaliers de l’immeuble et se retrouva dans la rue.

2 commentaires:

  1. Bonjour, je vous ai rencontré il y a quelques jours au Cendre. Je viens de lire l'extrait de votre roman, il est superbe et donne envie d'en savoir plus sur le livre. Bien Cordialement.

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    1. Ravie que cet extrait vous ait donné l'envie de le lire...
      Amicalement
      Cristina

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