Avant que le vent... : Extrait


Exercer le métier de cantonnier avait donc des avantages que n’avait pas le métier de jardinier. Francisco était souvent appelé par des terriens qui avaient besoin de ses services pour dégager les chemins en terre qui donnaient accès à leur propriété. Pour le remercier de ses bons et loyaux services, de temps à autre, il recevait une poule, un lapin, un tonnelet de vin ou un sac de pommes de terre, de quoi agrémenter le quotidien. Il faut dire que le métier de cantonnier suffisait à peine à nourrir sa femme et ses sept enfants. Et pourtant, grand-père ne rechignait pas à la tâche. Du matin au soir, il parcourait les routes et les chaussées de sa commune. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il gèle ou qu’il fasse une chaleur d’enfer, on pouvait facilement trouver grand-père aux abords d’un chemin, ses outils à la main.

 Depuis toujours, j’ai l’intime conviction que grand-père aurait préféré exercer son métier de jardinier. Il était passionné par les fleurs. Il y en avait partout autour de lui, des pots et jardinières, aux immenses massifs de fleurs, en passant par les magnifiques pergolas de glycine, on ne pouvait que se réjouir de ce doux paradis aux couleurs éclatantes et aux parfums envoûtants. Grand-père était très attaché à la terre. Il avait l’âme d’un jardinier. Il cultivait une petite parcelle de terre située à quelques pas de la maison où il vivait. Les deux tiers du terrain servaient de potager afin de nourrir sa famille. L’autre tiers était consacré à sa grande passion, les fleurs. Je n’ai jamais oublié toutes les variétés que grand-père avait dans son jardin. D’ailleurs, le jour où j’ai pu acheter ma maison dotée d’un petit lopin de terre, devinez ce que j’y ai semé ? Des zinnias, des œillets d’inde, des cosmos et des reines-marguerites. J’ai également planté des dahlias, des arums et des hortensias. Malheureusement, je ne suis pas aussi douée que l’était grand-père ou alors je n’ai tout simplement pas la « main verte » car mes plantations ne ressemblent en rien aux siennes. Il faut dire que le jardin était sa fierté et faisait l’admiration des visiteurs. C’était un magicien de la nature ! Avec son magnifique chapeau de paille, ses sabots, son arrosoir et ses innombrables outils, grand-père partait de bon matin cultiver sa terre. Il était capable de prédire la météo du lendemain. Il suffisait qu’il scrute le ciel. Rien qu’en observant la direction des vents et la forme des nuages, il savait s’il allait pleuvoir ou pas, à croire qu’il faisait la pluie et le beau temps. J’étais très impressionnée. A tel point que je le prenais pour un gentil sorcier. Un jour, le voyant contempler le ciel, j’eus l’envie soudaine de connaître son secret.
- Grand-père, comment savez-vous s’il va pleuvoir ou s’il va faire très chaud ? lui demandai-je, espérant au plus profond de moi-même qu’il acceptât de me transmettre son savoir.
- Il suffit d’observer les nuages et d’écouter le vent murmurer.
- Parce que vous entendez le vent parler ? m’étonnai-je, émerveillée.
- Oui, il te suffit de fermer les yeux et de tendre l’oreille. Veux-tu essayer ?
- Vous croyez que j’y arriverai ?
- Si tu n’essaies pas, tu ne le sauras jamais.
- Alors, je vais essayer !
- Ferme les yeux. Ne bouge plus. Tu dois te concentrer et t’armer de patience.
Je fis ce que grand-père me dit. Mais après être restée un long moment immobile, je rompis le silence.
- Grand-père, j’entends pas le vent parler ! dis-je, avec une triste mine.
- Tu en es certaine ? Parce que moi, je l’ai entendu.
- Moi pas !
- Peut-être parce que tu ne tends pas assez l’oreille, ou peut-être que tu ne sais pas reconnaître son murmure. Qu’as-tu entendu, ma chérie ?
- Des oiseaux qui chantaient, le bruit de l’eau qui coulait dans le lavoir… Et les feuilles de l’oranger qui bougeaient…
- Ben, tu vois, tu l’as entendu ! Le bruissement du vent dans les feuillages, c’est son murmure. Lorsque tu sens sur ta joue un souffle d’air chaud ou d’air froid, c’est le vent qui te dit : « Attention, il fait chaud, n’oublie pas de te protéger du soleil ! Ou, attention, il fait froid, il faut te couvrir ! » Le vent est notre ami, il suffit de l’écouter. Mais parfois, il peut se mettre en colère et devenir notre plus grand ennemi. En grandissant, tu apprendras à le connaître…
- Merci, grand-père ! Maintenant, je comprends mieux… Le vent aime jouer avec les fleurs car des fois je les vois bouger comme si elles dansaient…
- Toi aussi tu as remarqué que les fleurs dansaient au gré du vent, c’est magnifique, n’est-ce pas ?
- Oui, grand-père, c’est très beau ! Et les nuages ? Est-ce qu’ils parlent eux aussi ?
- Oh, certainement ! Mais ils sont trop loin pour que nous puissions les entendre.
- Pourtant, des fois ils se mettent en colère ! Juste avant qu’il pleuve. Le ciel devient tout noir et là j’ai très peur que le tonnerre arrive. La nuit, quand je suis dans mon lit, j’ai tellement peur que je me cache sous mon drap dès que je vois la lumière à travers la fenêtre de ma chambre car je sais que ça va faire un grand boum !
- Il ne faut pas avoir peur, ma chérie ! Tant que tu seras à l’abri dans la maison, rien ne pourra t’arriver. Mais si un jour, tu te trouves dehors dans la nature, même si tu es effrayée, que tu as très peur, ne t’abrite jamais sous un arbre car ils attirent la foudre et tu pourrais mourir. Tu as bien compris, ma chérie ?
- Oui, grand-père !
Je ne me souviens plus de l’âge que j’avais à ce moment-là mais une chose est sûre, cette conversation est restée à jamais gravée dans ma mémoire. Des années plus tard, je me suis retrouvée au bord d’un lac, lorsqu’un orage éclata. Des trombes d’eau s’abattirent sur nous, nous étions trempées jusqu’aux os. La première réaction de mes amies fut de s’abriter sous un grand arbre. J’allais en faire autant, lorsque soudain, je me mis à hurler :
- Sortez vite de là ! La foudre peut s’abattre à tout moment sur cet arbre ! Vaut mieux être trempées que mourir foudroyées !
- Putain ! T’as raison ! Il faut qu’on se casse de là ! s’écrièrent-elles, après avoir pris conscience du danger.
Pourtant, mes amies savaient qu’il ne faut jamais s’abriter sous un arbre en cas d’orage. Mais face à la violence de l’averse, elles avaient perdu leur sang-froid. Allez savoir pourquoi, à ce moment-là, les paroles de grand-père me sont subitement revenues à l’esprit, m’empêchant ainsi de commettre la même erreur que mes camarades. Le lendemain, nous apprîmes, par le quotidien régional, que la foudre s’était abattue sur un des arbres qui surplombaient le lac où nous nous étions rendues la veille.

Quant aux murmures du vent, j’ai appris au fil des ans, à l’écouter et à l’apprécier. C’est devenu une habitude, je dirais même un besoin. Aujourd’hui, je suis capable de rester des heures, oui des heures, à contempler le ciel, les arbres, les fleurs, les insectes se frayer un chemin à travers l’herbe du jardin, écouter le bruissement du vent dans les feuillages et le sentir caresser mon visage… Cela me ramène au temps où jadis je partageais cet amour de la nature avec mon grand-père. Cette communion avec Mère Nature ne serait-elle pas un moyen inavoué de vouloir rester connectée pour toujours à grand-père ? Parfois, je me le demande…

           Qu’il était beau le jardin de grand-père ! C’était le plus beau jardin au monde ! Chaque année, au mois d’août,  lorsque j’arrivais chez mes grands-parents, après les avoir chaleureusement embrassés, je filais aussitôt admirer ce havre de paix si cher à mon cœur. D’année en année, j’avais l’impression que le jardin s’embellissait. Grand-père avait vraiment le don de transformer une terre rebelle en une terre docile et fertile. Depuis qu’il était à la retraite, il passait des journées entières à travailler dans son jardin. Petite, j’adorais lui tenir compagnie. Equipée d’un grand chapeau de paille, je m’asseyais parfois sur un vieux seau tourné à l’envers, d’autres fois à même le sol,  et j’étais armée pour passer quelques heures à observer le travail de grand-père. Qu’il était fort grand-père ! Muni d’une bêche, c’est à la force de ses bras, que souches d’arbres et racines étaient extraites du terrain afin de préparer le sol aux futurs semis.
Au début, je dois avouer que je ne comprenais pas pourquoi grand-père binait en pleine journée alors que le soleil brillait et qu’il faisait chaud. Pourquoi n’attendait-il pas le soir ou le matin pour ameublir le sol ? Il attendait bien ce moment pour arroser, alors pourquoi suer sous une chaleur suffocante ? Je compris plus tard que les mauvaises herbes arrachées se desséchaient plus rapidement si elles étaient enlevées par beau temps. Je m’aperçus que cultiver la terre était tout un art. Non seulement il fallait tenir compte des saisons et connaître les phases de la lune, mais il fallait aussi savoir se servir des innombrables outils du parfait jardinier. Je découvris donc que le râteau, cet étrange outil, formé d’une traverse munie de dents en fer, servait à égaliser le sol mais aussi à briser les mottes de terre ; la fourche-bêche, munie de quatre dents carrées en fer forgé, servait à retourner la terre pour l’aérer et détruire les mauvaises herbes ; la serfouette, quant à elle, servait pour ameublir la surface du sol avant de procéder aux semis. J’allais également connaître l’épandage. Je compris alors, pourquoi grand-mère ramassait et conservait les cendres de la cheminée et les déjections des lapins ; mais aussi celles des vaches et des chevaux qui broutaient dans les champs avoisinants. Petite, ces odeurs m’incommodaient. J’ai cru longtemps qu’avec le temps je m’y habituerais. Eh bien, je dois vous avouer qu’aujourd’hui encore, je n’arrive toujours pas à supporter ces odeurs. Et pourtant, je suis une fille de la campagne ! Mais rentrer dans une étable m’indispose. Je n’y peux rien…
La seule chose qui me plaisait lorsque nous allions récupérer le fumier, c’était le trajet de l’aller. J’adorais porter à bout de bras la brouette en bois. Malheureusement, elle fut très vite remplacée par une autre, en acier, qui était bien plus lourde à manipuler. Dès lors, grand-père accepta que je m’installe à l’intérieur de la brouette. Que c’était amusant ! J’avais l’impression d’être au volant d’une voiture de course, à la seule différence, que c’était grand-père qui tenait le guidon et qui poussait à toute allure le bolide pour me faire plaisir. Qu’est-ce que j’ai pu rire ! Et pourtant, parfois j’avais mal aux fesses et au dos car le chemin, pavé à l’ancienne, faisait tressauter la brouette. Imaginez donc une voiture sans amortisseurs ? Ouille, ouille, me direz-vous ! Eh bien, cela ne m’empêchait pas, en l’absence de grand-père, de lui piquer sa brouette pour jouer à la course avec les trois garçons de son voisin, mais ça c’est une autre histoire…

              Pour en revenir au jardin, grand-père possédait tout l’attirail du parfait jardinier. Il fabriquait lui-même ses propres manches afin de disposer d’un outil véritablement adapté « à sa main ». Quant à l’état de son outillage, il n’y avait pas meilleur affûteur que lui. Il s’asseyait sur le bord des escaliers du petit perron, posait la pierre à affûter sur sa cuisse et s’emparait de l’outil tranchant à aiguiser. Ses gestes étaient si rapides, qu’en deux temps trois mouvements, il avait terminé d’affûter son matériel.
Ainsi après avoir engraissé la terre avec du fumier naturel, grand-père passait à la phase des semis et des plantations. J’appris très vite la règle d’or du bon jardinier : plus les semences sont grosses, plus elles doivent être enterrées profondément, les petites graines, quant à elles, sont semées à la volée ou en lignes, dans des petits sillons peu profonds. Ensuite, il fallait arroser abondamment. Et là, grand-père me dévoila son secret. Comme chacun le sait, l’arrosage doit se faire le matin à la fraîche ou le soir au coucher du soleil, jamais en plein soleil. Mais ce que la plupart des gens ignorent c’est qu’il faut éviter les chocs thermiques. Pour cela, grand-père gardait toujours deux ou trois arrosoirs remplis d’avance car l’eau pour arroser doit être à température ambiante. Voilà peut-être pourquoi, son jardin faisait l’admiration des visiteurs et plus encore celle de sa petite-fille ! Je dois dire que je n’ai jamais vu d’aussi beaux dahlias-pompons que les siens. Ma préférence allait aux pompons bicolores rouge et blanc, quelle beauté ! Et tous ces zinnias aux couleurs flamboyantes, ces majestueuses reines-marguerites, ces cosmos semblant vouloir rejoindre le ciel, ces arums blancs plantés le long de l’allée menant à l’entrée de la maison, et ces hortensias ! Je n’en ai jamais vu de plus magnifiques ! Quel était donc son secret pour obtenir un bleu aussi éclatant ? Une vraie merveille ! De temps en temps, je les prenais délicatement entre mes mains et je les embrassais. Quelle idée ! Certains diront que c’est idiot… Eh bien, sachez qu’enfant je leur faisais également la conversation. Pourquoi ne pas parler aux plantes ? Après tout, ce sont des êtres vivants… Qui ne s’est jamais adressé à un arbre, à une fleur, à une plante ? Je suis sûre que s’ils pouvaient nous parler, les arbres auraient tant de choses à nous dire, à nous enseigner… Mais peut-être que les magiciens de la nature sont capables d’entendre leurs murmures…

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